[MUSIQUE] [MUSIQUE] Michel Sauquet, vous êtes écrivain, consultant et vous travaillez depuis plus de 40 ans dans le secteur de la coopération internationale. L'interculturel est au cœur de vos réflexions et j'aurais aimé pour commencer savoir si vous pouviez nous donner une définition de ce terme interculturel. >> Vaste question. Dans interculturel, il y a un élément qui est très important c'est le inter. L'interculturel s'intéresse à ce qui se passe entre cultures différentes et en positif ou en négatif d'ailleurs. Et mon intérêt pour l'interculturel, c'est comment est-ce qu'on peut essayer d'améliorer les interactions culturelles entre des interlocuteurs de cultures différentes, voilà. >> Mais comment est-ce que vous en êtes arrivé à vous interroger sur ce thème-là, sur ces réflexions? >> Je n'aime pas trop expliquer ça parce que ça part de quelque chose d'un petit peu négatif, c'est-à-dire que j'ai été un peu surpris tout au long de ma carrière professionnelle par tous ces gens que je voyais partir sans se poser la question de savoir quel était le milieu dans lequel ils allaient travailler et surtout la culture, donc ça m'a un petit peu fatigué. Ceci dit, j'ai été moi-même, je suis parti en coopération en Éthiopie avec une formation qui n'avait rien à voir avec ce que j'allais faire, donc je suis aussi sévère avec moi qu'avec les autres. Mais ça m'a paru un problème, mais l'autre chose, c'est que j'ai travaillé pendant un certain temps dans des structures qui avaient des méthodes de travail ce que je trouvais excellentes, mais qui ne me paraissaient pas pertinentes pour les autres cultures, enfin les autres pays avec lesquels on travaillait et je me suis dit voilà, il faut peut-être travailler un petit peu, creuser un petit peu cette affaire-là et mettre en débat la pertinence de nos manières d'interagir avec des gens qui ne sont pas de notre culture. >> Alors par exemple, l'Éthiopie où vous avez fait votre coopération, est-ce que vous auriez des exemples à nous donner? Où vous vous êtes justement retrouvé dans des situations où vous disiez que ça ne pouvait pas fonctionner comme ça par exemple? >> Comme tout coopérant volontaire allant dans le tiers monde à cette époque-là, c'est quand même il y a un certain temps, on est très pressé, c'est-à-dire que sans prendre le temps d'observer, d'écouter et d'apprendre la langue, d'apprendre la langue locale qui dit beaucoup de choses de la culture concernée, quand on ne prend pas ce temps-là, quand on fonce tête baissée comme je l'ai fait, dans une sorte de manière d'action, on rate complètement son but, parce que je crois beaucoup moi au sas, quand je rentre en contact avec une culture différente de la mienne, qu'est-ce que je prends comme temps pour avant de de vouloir foncer, avant de m'énerver aussi par le fait que les gens ne fonctionnent pas comme moi je fonctionne, quel temps je prends pour essayer de comprendre ce qui est dans la culture de l'autre, dans sa façon d'être, de vivre dans son histoire personnelle, peut expliquer telle ou telle façon de vivre. L'Éthiopie, c'est aussi évidemment la rencontre avec des visions de la religion très différente, de la tradition très différente, de l'argent. C'est aussi le choc entre des gens qui viennent avec des méthodes sanitaires où agricoles expérimentées en France et qui veulent les substituer trop vite aux pratiques locales, qui ont aussi leur intérêt, qui ont aussi leur richesse, etc. >> Est-ce que vous avez par exemple peut-être même une anecdote qui soit révélatrice de ce que vous avez pu vivre et des réflexions que ça a pu occasionner? >> Deux choses qui peuvent parler aux gens qui s'expatrient et qui reviennent. Je me souviens que quand je suis revenu au bout de trois ans d'Éthiopie et que je dînais avec des amis, une personne à un moment donné m'a regardé et me dit est-ce qu'il y a des arbres dans ton pays. Et j'ai trouvé ça absolument extraordinaire, c'est que cette personne était tellement déconcertée ou peu intéressée par ce que j'avais pu faire qu'elle me posait une question complètement idiote. Évidemment qu'il y a des arbres, il y a beaucoup d'arbres en Éthiopie. Mais cette idée que c'est très déstabilisant pour les gens qui vont travailler à l'étranger et qui reviennent de se rendre compte que tout ce qui pour eux est évident dans les richesses de la culture de l'autre, dans ce qu'ils ont appris, etc., n'a aucun intérêt pour beaucoup de leurs interlocuteurs quand ils reviennent, qui sont focalisés sur leurs propres problèmes, etc. L'autre anecdote que je pourrais dire, c'est quand je suis allé travailler au Brésil, là c'était plutôt dans un cadre d'organisations internationales mes collègues brésiliens en m'accueillant m'ont posé cette question extravagante, quel est ton référentiel théorique. Et j'ai trouvé ça absolument terrible, ce besoin de classer les gens, de les mettre dans un tiroir idéologique alors que moi j'aurais pu répondre comme d'autres l'ont fait après, mon référentiel théorique, c'est le doute, qui est une notion à laquelle je crois beaucoup et moi ça m'avait beaucoup frappé parce que je pense que nous sommes tous pluriels et heureusement, c'est à dire que le monde est un archipel de diversité culturelle qu'il faut gérer. Nos villes le sont, nos quartiers le sont, nos familles le sont, mais nous-mêmes intérieurement, nous avons une diversité intérieure que certains considèrent comme une catastrophe parce qu'il faut pouvoir mettre dans des tiroirs, classer, et que moi je considère plutôt comme une richesse. Donc, une diversité intérieure avec toutes ces contradictions, toutes ces petites schizophrénies, etc. [MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Est-ce que ça veut dire que lorsque l'on part comme ça à l'étranger, il faudrait presque oublier tout ce qu'on nous a appris et tout ce qu'on nous a appris notamment dans la manière d'appréhender l'autre? >> Non, je ne crois pas. Nous sommes nous-mêmes, nous venons dans un pays avec tout ce que nous sommes. La question est de savoir si à un moment donné, nous pouvons non pas mettre ça de côté, mais ne pas le mettre au premier plan et regarder d'abord ce qu'est l'autre et voir entre l'autre et moi quel est notre commun. C'est-à-dire que nous avons des différences, nous avons plutôt des écarts, des écarts culturels. Le défi que nous avons, nous en tout cas, quand nous partons, quand nous accueillons en France d'ailleurs des gens d'une origine différente de la nôtre, quand un voisin ou un collègue se comporte d'une façon qui nous étonne, notre réflexe malheureusement, c'est souvent de monter au créneau. Ils n'ont rien compris, il n'a rien compris à ce que je lui racontais, il veut ma peau, etc. Est-ce que je suis capable d'appliquer ce que les philosophes grecs 300 ans avant Jésus-Christ appelaient l'Épochè, la suspension de jugement, c'est-à-dire je prends d'abord le temps de ne pas juger, ni en bien ni en mal, là n'est pas la question, mais d'essayer de comprendre ce qui dans l'autre peut expliquer son comportement culturellement, historiquement, dans son histoire personnelle. Ensuite et c'est le deuxième élément de ce que j'appelle avec Martin Vielajus l'intelligence interculturelle, c'est me poser des questions sur au fond ce que l'autre met derrière des choses qui pour moi sont des évidences. Le rapport au temps, le rapport à l'autorité, le rapport au travail, etc. Last but not least, c'est comment, ayant pris du recul, beaucoup de recul sur ce que vit l'autre, m'étant posé des questions, beaucoup de questions, qu'est-ce que je fais? Et comment est-ce que je rentre dans ce que beaucoup d'ONG aujourd'hui appellent la négociation socioculturelle? La négociation socioculturelle, il ne faut pas l'entendre au terme, au sens de je veux te fourguer telle ou telle méthode ou telle ou telle valeur, mais comment tout en restant moi-même, sans te mettre sur un piédestal, comment est-ce que l'un et l'autre, nous trouvons des communs pour travailler ensemble? Et ça, c'est compliqué, c'est difficile. certains y arrivent, certains n'y arrivent pas. J'ai par exemple une énorme estime pour l'ONG Médecins du monde qui va au devant de situations terribles devant lesquelles beaucoup de gens disent moi je ne veux même pas entendre parler de ça, c'est contraire au droit humain, etc., les questions de l'usage de drogue, la prostitution, l'excision même en Afrique et qui ne rejette rien du revers de la main et rentre dans une négociation socioculturelle où on commence par échanger, dialoguer, essayer de comprendre pourquoi telle ou telle pratique que l'on peut estimer à bon droit tout à fait catastrophique, mais pourquoi est-ce qu'il y a cette pratique? Comment est-ce qu'on peut par le dialogue arriver éventuellement à la modifier cette pratique, si on arrive à s'entendre sur les conséquences sanitaires qu'elle peut avoir, etc. Et beaucoup d'ONG réussissent très bien ça et il ne s'agit pas, pour revenir à votre question, il ne s'agit en aucun cas de s'abdiquer soi-même et de vouloir être complètement dans le mimétisme avec l'autre. Parce qu'on n'a aucun intérêt à dialoguer entre clones, ça n'a aucun intérêt. Donc, on reste soi, l'autre reste lui-même, on reste ferme. On est capable de faire la différence entre ce qui met vraiment en jeu les droits humains et ce qui relève de l'accessoire, sur lequel on peut lâcher du lest. Je pense qu'il y a beaucoup de difficultés aujourd'hui en France à admettre ça. Et parler, négocier, avancer ensemble. >> Alors, vous avez cité l'intelligence, justement le titre de ce livre, L'intelligence interculturelle, culturel, livre que vous avez donc écrit avec Martin Vielajus et qui est sorti en 2014. Est-ce qu'on pourrait dire que ce livre est l'aboutissement de toutes ces réflexions, de ces nombreux séjours que vous avez pu faire à l'étranger? Comment est né ce livre? Est-ce que vous avez déjà pris plein de notes au fur et à mesure de vos voyages par exemple? >> Alors, un aboutissement malheureusement non, parce que tous les matins, je me rends compte qu'il faudrait j'actualise ce livre et que j'écrive d'autres choses, ce que je suis en train de faire d'ailleurs, mais non, l'idée d'écrire, elle est venue du pied que j'ai mis dans l'enseignement. En 2003, Sciences Po m'avait demandé d'animer un séminaire sur la coopération, sur le développement et je me suis aperçu que dans cette école que j'aime beaucoup par ailleurs, mais qui n'est pas d'une modestie excessive quant à son internationalisation, etc. Je me suis aperçu qu'il y avait aucune sensibilisation à l'interculturel, c'est-à-dire qu'on considérait que le fait qu'il y ait des étudiants d'origines différentes, allons prendre un pot à la fin des cours, allons prendre une bière à la fin des cours, apprenaient à se connaître vraiment sur le plan culturel. Je disais non ça, ce n'est pas comme ça que ça se passe, c'est plus compliqué que ça. Et du coup j'ai proposé un cours sur justement l'intelligence interculturelle, enfin la communication interculturelle au début, et puis voilà, quand vous êtes face à des étudiants, vous préparez vos cours, vous prenez des notes effectivement et vous finissez par écrire. J'avais écrit un premier livre qui s'appelait L'intelligence de l'autre en 2007 et puis avec Martin qui est un de mes collègues et amis, beaucoup plus jeune que moi, il a 30 ou 34 ans de moins que moi, on s'est mis à écrire ensemble ce livre avec tout l'apport qu'il a pu avoir en termes de méthodologie, c'est-à-dire que moi je suis plutôt intuitif, je tac, tac enfin, et lui est beaucoup plus dans la méthode et je crois qu'il a raison et que c'est grâce à lui qu'on a fini par faire ce livre dans sa forme très méthodologique avec une grille de questions qui a ensuite donné le petit livre bleu qui s'appelle Le culturoscope, qui est ce petit outil, une checklist des questions qu'on peut se poser en situation d'immersion dans une culture qui n'est pas la nôtre et il m'a beaucoup apporté de ce côté-là, de ce point de vue-là. >> Oui, parce que c'est un livre qui n'est composé que de questions, que de questions, donc 70 questions pour aborder l'interculturel. Pour donner par exemple une petite idée de ces questions, thème numéro trois, le rapport culturel à la nature, similitudes et différences. Qu'est-ce qu'on peut avoir comme question? Nos sociétés privilégient-elles une attitude de domination à la nature ou de symbiose? Quelles sont les différences de représentation de la valeur du sol et de l'eau dans nos cultures respectives? Donc vraiment, à vous entendre parler depuis tout à l'heure, ce principe de se poser des questions, c'est vraiment le maître mot finalement. >> Alors, il faut quand même préciser que la grande supercherie de ce petit livre, c'est qu'il annonce 70 questions, mais comme il y a beaucoup de sous-questions, en fait il y en a 200 à peu près ou 300, l'idée c'est de se dire au fond, dans tous les domaines qui peuvent toucher notre vie à l'étranger, le rapport au temps, le rapport effectivement à la nature, à la religion, au corps, à l'espace, le rapport à l'individuel collectif, au statut social, au travail, au conflit, le rapport à l'autorité, le rapport à l'argent, les manières de communiquer, dans tous ces domaines-là, on constate qu'entre nous et l'autre, il y a des similitudes du comportement, il y a de très grosses différences de comportement, qu'il vaut la peine de creuser en n'oubliant pas l'origine profonde de ces comportements, c'est-à-dire qu'est ce qui au fond dans l'histoire, dans la religion d'un peuple, dans tout ça, peut expliquer telle ou telle manière de se comporter. Parce que la base de cet outil, c'est de se dire quand on change de pays très souvent ou bien quand on se trouve comme enseignant ou comme personnel médico-social dans des structures où il y a de très nombreuses nationalités, origines culturelles différentes, il est complètement illusoire de connaître la culture de l'autre, mais on peut se poser des questions et à mon avis on doit s'en poser sur ce qui met derrière nos mots, sur la façon dont il traite des choses qui pour lui ne sont pas forcément évidentes et qui sont évidentes chez nous, sachant que si je dis qu'il n'est pas possible facilement de connaître la culture de l'autre, je ne vais pas dire en même temps que je peux moi-même répondre à ces questions. Mais où que je me trouve, je vais certainement pouvoir trouver des gens, des tiers, des médiateurs, qui par leur histoire personnelle, leur situation conjugale, leur temps qu'ils ont passé dans tel ou tel pays etc., connaissent très bien ma culture et celle de l'autre et qui vont pouvoir me dire, écoute, ce que tu n'as pas compris dans ta gestion du temps par exemple, c'est ça, qu'on ne commence pas par le plus urgent que ça, autrement dit, ces personnes vont pouvoir nous aider à à faire quelque chose que nous ne pourrions pas faire par nous-mêmes, c'est à élucider les raisons pour lesquelles tel projet n'a pas marché, tel dialogue a capoté etc. Et ça j'y crois beaucoup et ça demande de l'humilité, ça demande beaucoup d'humilité parce que bon, nous sommes tous tellement persuadés de tout savoir, d'avoir la solution à tout, qu'aller voir quelqu'un pour se faire expliquer des choses, ce n'est pas quelque chose de très naturel chez tout le monde. [MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Par exemple, si on reste sur ces questions de la nature, de domination ou de symbiose, est-ce que c'est une thématique que vous avez pu croiser? >> Oui bien sûr, je l'ai croisée, je note quand même heureusement que les choses sont en train de changer énormément là-dessus, c'est-à-dire que il ne faut pas dire qu'il y ait d'un côté des cultures dites de domination perpétuant la d'ailleurs très mauvaise interprétation de la jeunesse qui a été faite, croissez, multipliez, dominez la terre. En réalité, c'est plutôt jardinez la terre. Mais enfin, il y a eu aussi Descartes qui a décrit l'homme comme maître et possesseur de la nature etc. Et puis, de l'autre côté, une culture de symbiose de l'homme faisant partie pleinement de la nature, de l'univers, dans une sorte de de vie, de fraternité avec les animaux, avec les arbres, etc. Ce sont, je dirais, deux extrêmes qu'on ne peut pas dire qu'on trouve encore beaucoup aujourd'hui. Heureusement, les occupations sur l'environnement permettent de rapprocher un petit peu ces deux positions et de se dire qu'on ne peut pas faire n'importe quoi avec la nature. Mais c'est vrai que moi j'ai vu beaucoup d'agronomes par exemple, je crois que c'est à peu près fini, mais dans les années 70, 80, débarquer en se disant de toute façon voilà, on va raser telle et telle culture, on va faire de la monoculture, on va pousser les paysans à travailler un peu mieux un peu plus vite, etc., en oubliant tout simplement que les paysans andins par exemple, dans les Andes, ont une relation à la terre Pachamama extrêmement respectueuse, lui parlent avant de l'ensemencer, etc. Ça peut paraître du folklore, ça n'en est pas ça. C'est tellement peu du folklore. Les Maoris en Nouvelle-Zélande ont réussi à faire voter une loi par le Parlement néo-zélandais reconnaissant à un fleuve le caractère d'une personne morale, pouvant être de ce fait l'objet de poursuites en justice, enfin pour ceux qui l'abîment, Ça a été fait un mois après pour le Gange en Inde et quelques années avant déjà, la Bolivie et je crois que l'Équateur, je me rappelle plus exactement, avait inscrit le respect de la terre dans sa Constitution. Et je vois qu'aujourd'hui, il est question d'inscrire dans notre propre Constitution l'obligation de sauvegarder l'environnement. Donc, je pense que les choses évoluent beaucoup et que la rencontre de ces différentes cultures apporte des choses. On n'est plus dans le folklore du tout, on est dans des choses très profondes, très importantes, et on voit qu'il y a une espèce de convergence entre les différentes représentations de la nature dans le monde face au danger climatique dans lequel on se débat actuellement. >> Alors, si on revient à l'intelligence interculturelle, il y a donc 15 thèmes. Comment est-ce que vous avez choisi ces 15 thèmes? >> On a été plutôt dans une démarche plutôt déductive qu'inductive, c'est-à-dire qu'on est parti de nos observations, de nos expériences, de ce que nous disent les gens et on s'est aperçu que progressivement, il y avait tel et tel thème. Par la suite, il y en a qui se sont ajoutés et d'ailleurs à mesure que nous mettions en débat cette grille auprès d'ONG, d'associations, de collectivités locales etc., les gens nous disaient souvent, mais il y a tel et tel aspect que vous n'avez pas pris en compte, pourquoi? Et on les a rajoutés après. Donc, c'est quelque chose qui s'est imposé à nous assez vite du fait même d'ailleurs de nos propres difficultés dans la relation interculturelle. Par exemple, moi, je constate que personnellement, il m'est arrivé souvent pour le thème du temps d'être confronté à un problème très simple dont je n'avais pris du tout la mesure. Quand on entame une discussion avec des partenaires asiatiques ou africains ; je ne veux pas faire de généralisation mais certains partenaires et en tout cas ceux que j'ai pu rencontrer ; notre tendance, nous, c'est d'arriver dans la salle, de dire un peu bonjour parce qu'il faut être poli, mais d'ouvrir les dossiers le plus vite possible et d'essayer d'aller au plus vite sur le plus important, en oubliant que dans la culture de l'autre, on ne discute pas sur des papiers, sur des contrats, sur des choses comme ça : on cherche à voir s'il y a une confiance qui peut s'établir, une confiance à long terme qui peut s'établir. Donc on commence par discuter entre personnes, entre êtres humains, et là, on va parler de météo par exemple, on va parler de la vie quotidienne, de la famille, chez toi comment ça va, etc., puis ensuite, progressivement, on se mettra à traiter les questions, et on s'aperçoit souvent que dans certaines cultures, le plus important, il ne vient non pas au début mais à la fin. Donc tout dépend, au fond, du rapport de force qu'on peut avoir dans une réunion : si c'est moi qui organise la réunion, au bout d'une demi heure ou de deux heures je peux très bien dire que tout le monde a eu largement le temps de s'exprimer en oubliant que non, l'autre non, il n'a peut-être pas eu le temps de s'exprimer, que peut-être je n'ai pas perçu que dans sa culture, on ne contredit pas en public son interlocuteur, qu'on ne dit pas non, qu'un oui ne signifie pas forcément un oui, c'est un autre aspect thématique du Culturoscope, et donc voilà : une catastrophe peut arriver de ce côté-là. Sur le temps, il y a aussi ce qu'Edward Hall, qui était un grand sociologue américain qui nous a beaucoup aidés à comprendre les différences culturelles du rapport au temps, Hall disait : au fond, il y a une manière plutôt monochrone de fonctionner et une manière plutôt polychrone. Le monochrone, c'est celui qui fait une chose après l'autre, de façon très organisée, qui planifie, qui programme, qui n'aime pas changer de programme d'un jour à l'autre, puis le polychrone, c'est celui qui fait un petit peu tout en même temps et ça ne lui pose pas de problème. Donc par exemple, on a vu beaucoup, ça m'est arrivé aussi, mais beaucoup de négociateurs occidentaux au Moyen-Orient ou ailleurs stupéfaits de voir que, pendant une réunion, l'interlocuteur peut prendre son téléphone, répondre à sa fille qui demande où est-ce qu'on doit mettre le frigidaire, ou bien accueillir avec plaisir un ami qui pousse la porte ou quelqu'un de la famille. Donc là, on a une impression d'inefficacité extraordinaire, sauf que ce n'est pas le cas, parce que c'est simplement une autre façon de concevoir le temps, c'est-à-dire qu'à la fin de la réunion, peut-être que la personne va vous donner sa carte de visite avec son 06 ou son 07 en vous disant : tu m'appelles ce soir si tu veux, ou demain, ou pendant le weekend, etc. ; donc c'est une autre manière d'organiser son temps. Puis, il y a la question aussi du temps linéaire et du temps cyclique. On ne se rend pas compte de ça : nous, on est en plein dans le linéaire, dans le progrès, on doit toujours progresser, on n'aime pas l'échec. Il y a une adhérence judéo-chrétienne très forte, par exemple en France, là-dessus, c'est l'idée qu'on a qu'une vie ; il y en aura peut-être une autre après mais pour ça, il faut avoir réussi celle-là, donc on doit toujours être en progression. Puis, il y a le cyclique, où le temps, il va être pensé en fonction des saisons, du jour et de la nuit, de la pluie, du vent et du tonnerre, etc., et on s'aperçoit qu'au fond, en France même, il y a des conceptions très différentes de cela. Des amis du mouvement [INCOMPRÉHENSIBLE] me disent souvent : mais tu sais, dans les milieux de la très grande pauvreté, le temps, il est cyclique, il n'est pas dans cette idée qu'on est toujours en progrès, c'est pas simple, c'est pas comme ça que ça se passe. [MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Est-ce que ce livre s'adresse à un public particulier? Est-ce que ce sont essentiellement des gens qui ont besoin d'aller négocier à l'étranger ou tout simplement qui vivent à l'étranger et qui sont curieux de ce qui les entoure? >> La chance que nous avons eue avec Martin, c'est que nous avons été sollicités pour intervenir auprès de milieux très, très différents. Moi, par exemple, j'ai été amené à parler interculturel dans des organismes de maisons de retraite, dans des ONG d'urgence ou de développement, dans des collectivités territoriales, auprès d'entreprises, parce que, au fond, ces questions, elles se posent dans presque tous les milieux. Ça a été mon grand étonnement finalement, ce n'est pas moi qui ai décidé que ça vallait pour tout le monde, c'est un petit peu une constatation que ces questions de gestion du temps, de rapport au conflit, des choses comme ça, on va les retrouver dans beaucoup d'endroits différents. Donc le livre l'Intelligence interculturelle, comme son annexe si j'ose dire, le Culturoscope, ils sont destinés à tout le monde, c'est-à-dire qu'il m'est arrivé de parler de ça dans des classes de seconde, dans des lycées, et de m'apercevoir que ces jeunes, ils ont tous une expérience culturelle et interculturelle très forte, ils ont beaucoup de choses à s'apprendre mutuellement et à nous apprendre, et des chefs d'entreprises, ils peuvent avoir les mêmes questions qu'eux. Donc on espère que ça s'adresse à un maximum de gens soit travaillant à l'étranger, soit se trouvant en France dans des milieux très pluriculturels et appelés à travailler avec des gens d'origines culturelles très différentes. >> Dans votre livre, il y a aussi un chapitre qui est consacré au conflit, donc est-ce qu'on peut dire que le conflit peut être vécu de manière complètement différente en fonction de l'endroit où l'on est? >> Vécu, peut-être de la même façon un petit peu partout. Par contre, on ne l'aborde pas de la même façon. Nous avons, en France, une manière très volontariste sur le conflit, on considère qu'il est toujours utile, que c'est le père de la démocratie, le conflit, et donc on peut avoir une attitude très agressive dans les situations de conflit. Regardez dans une réunion : si, moi, je suis dans mon coin en écoutant les autres, en essayant de raisonner, etc., peut-être que je vais être pris pour quelqu'un de mou, quelqu'un qui n'a pas de caractère ; si je suis toujours en train de jeter des pavés dans la marre, de provoquer, etc., on va dire : il est courageux, celui-là, il ose dire ce qui est. Donc cette manière de fonctionner, les Anglais et les Allemands ne comprennent absolument pas ce qu'il nous arrive, parce que nous, on est là, l'autre parle, mais on est déjà en train de préparer la réponse à ce qu'il raconte, et puis on va lui sauter dessus aussi tôt : je voudrais rebondir sur, vous savez ces réunions trampolines ; on ne sait pas s'écouter, on ne sait pas discuter. Alors, c'est vrai que le conflit peut permettre de mettre au jour des situations qui, sinon, pourriraient, mais dans beaucoup de cultures, on a des attitudes très différentes : soit des attitudes de recherche de consensus, c'est-à-dire de gens qui disent qu'on ne va pas arriver à faire valoir nos positions à 100 % donc il faut qu'on lâche du mou, soit on va avoir des attitudes d'évitement, et par exemple, on constate ça beaucoup dans les cultures asiatiques : moi, j'ai vu beaucoup d'amis chinois se trouver, dans des situations un peu conflictuelles, dans l'évitement, ils ne vont pas vous contredire en face parce qu'on ne fait pas perdre la face à l'autre, ça ne se fait pas ; ils vont utiliser le temps non pas pour le dominer, parce qu'on nous on pense qu'on peut dominer le temps, mais comme une vague à laquelle s'adapter, donc ils interviendront au bon moment mais pas à temps et à contretemps parce que ça a été programmé ; ils peuvent être effectivement dans l'évitement mais dans un évitement qui est stratégique. Sūn Zǐ, dans l'Art de la guerre, dit : pour gagner une guerre, toujours laisser une porte de sortie à l'ennemi parce que sinon on n'y arrivera pas. C'est un petit peu la technique du judo : quand quelqu'un avance vers moi et me pousse, plutôt que de le pousser à mon tour, j'utilise la force de sa poussée pour le faire passer par-dessus moi par une savante prise de judo. Donc on a des attitudes très, très différentes face au conflit, on a des attitudes très différentes en général par rapport à la communication. Je suis très frappé par les réflexions qu'on peut avoir sur le mot Oui. Ça veut dire quoi un oui? Si, moi, je vous dis quelque chose, ou je vous pose une question éventuellement et que vous me répondez oui, je vais en déduire que, un, vous avez compris ce que j'ai dit et, deux, vous êtes d'accord avec moi. Mais le oui, ça peut vouloir dire autre chose. Ça peut vouloir dire : oui, j'ai entendu ce que tu m'as dit, mais je suis dans une culture collective, je suis pas comme toi, individualiste et tout, et je dois d'abord demander ce qu'en pense ma communauté familiale ou d'entreprise, etc. Un oui, ça peut vouloir dire : tu veux ton oui tu l'as, mais je ne suis absolument pas d'accord avec toi, etc. Donc il y a beaucoup de malentendus là-dessus et nous avons tendance à prendre pour argent comptant, si j'ose dire, trop vite ce que nous dit l'autre parce que peut-être que derrière, il y a des signifiants culturels très différents des nôtres. que le recul des ans, Michel Sauquet, est-ce que vous avez en mémoire une expérience qui vous est arrivée d'incompréhension d'une situation ou de l'autre et puis, justement grâce à cet outil, grâce à toutes ces réflexions élaborées au fil du temps, vous avez fini par avoir une forme de réponse? >> Réponse, jamais. Moi je n'ai pas de réponse, il n'y a pas de truc, de technique pour aborder l'interculturel. Les Américains se sont amusés à ça il y a quelques dizaines d'années en publiant des livres du genre, Kit de survie en milieu étranger, etc., qui disent quelque chose de la différence terrifiant, je trouve. Donc, j'ai pas de réponse et j'ai rien à transmettre. Par contre, j'estime que cette histoire personnelle je peux la mettre au service de la mise en débat, d'orienter les débats, les échanges d'expériences, de telle ou telle manière. Parce que la véritable formation à l'interculturel en réalité, à mon avis, c'est à la fois une formation au doute : douter, douter de ses propres évidences culturelles, se remettre en question en permanence. Douter du bien-fondé des stéréotypes, des clichés qu'on peut avoir, bien entendu. La formation à l'interculturel, c'est l'échange d'expérience. C'est-à-dire que chacun, partout, a des tas d'expériences à échanger sauf qu'on ne le fait pas toujours, qu'on n'a pas le temps, on n'a pas l'argent pour capitaliser son expérience, pour écrire, pour filmer, etc., et donc on le fait pas mais je pense que c'est complètement fondamental. >> Vous avez dit que vous n'aviez rien à transmettre? Alors, du coup, ce livre, qu'est-ce qu'il apporte? Il apporte quand même une forme de transmission, je trouve. >> J'espère qu'il apporte une envie de se gratter la tête, de se poser des questions. J'espère qu'il apporte cette idée que ce qui est évident pour moi ne l'est pas pour l'autre. Alors on peut appeler ça transmission. Enfin, en tout cas pour moi c'est ce qu'un de mes collègues, qui travaille lui dans les milieux industriels, appelle se casser les os de la tête. Et j'aime bien parler de ce collègue, justement, Philippe Pierre, qui est quelqu'un que j'ai rencontré justement à l'occasion de la sortie du livre L'intelligence de l'autre, qui me dit, mais en fait, toi, tu travailles surtout dans des organisations associatives, humanitaires, etc., moi je suis dans le domaine de l'industrie et je constate qu'on se pose des questions tout à fait analogues. Travaillons ensemble! Et c'est ça qui me fait dire que cette démarche-là, elle n'est pas universelle, mais elle ne veut pas rester cantonnée à tel ou tel secteur d'activité ou à telle ou telle génération, etc. C'est une démarche de partage d'une interrogation, de constatation d'une interrogation. Alors, j'exagère peut-être en disant qu'il n'y a pas de transmission là-dedans, mais je trouve tellement prétentieux la notion de transmission. J'y arrive pas. Et il y a une autre raison pour laquelle j'ai du mal avec ce mot-là. C'est que beaucoup de gens de ma génération disent : Il faut vraiment qu'on transmette aux jeunes, par rapport à notre expérience, par rapport à ce qu'il faut faire ici ou là, etc. Alors, cette génération, c'est un petit peu tarte à la crème de le dire, elle a quand même laissé aux nouvelles générations un monde un petit peu compliqué du point de vue environnemental. Donc, elle n'a pas forcément de leçon à donner. Et surtout, les leçons... Ce n'est pas nous qui allons faire le monde de demain, ce sont les gens qui ont entre 15 et 30 ans aujourd'hui ou plus, et qui démontrent tous les jours des capacités d'initiative, d'innovation, qui me laissent pantois. Et chaque fois que les gens de cette génération, enfin beaucoup d'entre eux, entendent dire : On va dans le mur, on s'en sortira pas, etc. C'est-à-dire entendent des discours désespérants, ça les énerve profondément, parce qu'ils disent, attendez, on est là, un petit peu d'espérance dans ce monde, c'est pas possible de fonctionner comme ça! Et ça j'y crois beaucoup et personnellement, il y a une expression que je ne supporterai jamais, c'est : On va dans le mur. Parce que si on va dans le mur, pourquoi se remuer, essayer d'éviter ça? Allez, on va tous dans le mur comme ça tout est réglé >> Puisque vous travaillez dans ce domaine depuis plus de 40 ans, on entend beaucoup aussi le fait que maintenant la mondialisation fait que tout est pareil partout dans le monde. Est-ce que vous, vous avez cette conscience, est-ce que vous avez l'impression qu'il y a une forme d'uniformité maintenant de par le monde? >> Quand j'entends dire que, de par le monde, tous les jeunes, tous les adolescents portent des jeans Levi's et des Nike et écoutent la même musique, etc., ça me fait sourire, parce que c'est complètement faux. Que tout le monde regarde des films américains, c'est complètement faux. Dans beaucoup d'endroits d'Afrique aujourd'hui, au Nigéria ou ailleurs, en Côte d'Ivoire... on regarde des films indiens, on regarde du Bollywood, et le Nollywood du Nigéria diffuse un petit peu partout. Donc, c'est pas exact ça, que le monde est complètement uniformisé. Ce qui est uniformisant et c'est terrible, c'est la puissance de la finance internationale. Ça, oui, c'est une espèce de rouleau-compresseur monstre qui pousse à cette uniformisation. Mais il y a des résistances. C'est-à-dire qu'un petit peu partout s'élèvent des réactions plutôt identitaires qui peuvent d'ailleurs être un peu inquiétantes. Mais c'est pas vrai que le monde est un, le monde est pluriel, et heureusement et en plus, c'est compliqué, parce que quand on disait que le monde s'uniformisait complètement, c'était les années 90 avec l'américanisation du monde. Depuis, la Chine, l'Inde, et bien d'autres ont repris leur part du gâteau. Donc on est dans une situation beaucoup plus multilatérale qu'elle ne l'était dans le passé. [MUSIQUE] >> Merci beaucoup, Michel Sauquet. Passons maintenant au questionnaire final. À quelle couleur associez-vous la France? >> Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. >> A quelle odeur? >> Peut-être une odeur de mer, une odeur iodée. >> A quelle saveur? >> Chocolat. >> Quel est votre paysage préféré? >> Sans doute un paysage de montagne enneigée. >> Quel est votre son préféré? >> Peut-être Jean Ferrat chantant Aragon. >> Quelle est votre sensation préférée? >> M'endormir devant la télé. >> Passons à la langue française. Quel est votre mot préféré à prononcer ou à utiliser en français? >> À utiliser, c'est doute. À prononcer, je ne sais pas, anticonstitutionnellement, ou... >> Quel serait votre mot détesté? >> Alors, j'aime pas le mot potage, j'aime pas non plus compotier. J'aime pas le mot complot, et par-dessus tout je n'aime pas le mot certitude. >> Par rapport aux différentes langues que vous parlez, quel serait le mot qui manquerait à la langue française ?>> C'est [ÉTRANGER] [ÉTRANGER] Saudade. Saudade, c'est cette nostalgie délicieuse du pays. On est triste et en même temps on aime penser cette tristesse, ça nous rend joyeux, c'est très très compliqué et très beau. >> Quel serait le mot qui existe en français et qui vous manque dans les autres langues que vous parlez? >> Laïcité. Laïcité est traduit dans très très peu de langues. Il est très très mal traduit en anglais ou en allemand. C'est secularism ou Säkularismus. C'est pas du tout la même chose. Et le mot laïcité, c'est vraiment un mot très très français, c'est une culture très française aussi et je sais que les anglo-saxons commencent à dire laicity, mais pas tout à fait pour dire la même chose, donc [MUSIQUE]