[MUSIQUE] [ÉTRANGER] [ÉTRANGER] [ÉTRANGER] [ÉTRANGER] Je m'appelle Ines Bel Kefi, je suis tunisienne et marocaine. J'habite en France depuis 2002 et je suis enseignante de français langue étrangère et d'espagnol dans une école d'ingénieurs. >> Ines, si on devait trouver un mot qui pourrait caractériser votre enfance ça pourrait être le mot voyage. >> Exactement. Alors mon père était diplomate, donc je suis née à Lyon en 1984 et puis ensuite j'ai vécu en Tunisie, j'ai aussi vécu en Turquie pendant six ans. Donc la Turquie pour moi représente la période de l'enfance. Deux années en Tunisie à nouveau et puis j'ai passé mon adolescence à Hambourg, dans le nord de l'Allemagne, où j'ai eu mon bac en 2002 au lycée français avant d'arriver à Paris en septembre 2002. >> Est-ce qu'on pourrait dire aussi que le français est une sorte de colonne vertébrale pendant toutes ces années parce que vous avez fait toutes vos études dans le système français? >> Oui, exactement. Alors déjà je viens de l'Afrique du Nord qui est une région francophone en soi donc j'ai appris l'arabe et le français en même temps avec mes parents, j'ai toujours parlé les deux langues. Et c'est vrai que j'ai toujours été dans le système éducatif français depuis ma prime enfance. C'est la colonne vertébrale de mon existence, cette belle langue française. >> Quelle est la place de chaque langue, la place du tunisien et du marocain, la place du français? >> Alors pour moi elles ont la même place, c'est-à -dire que l'arabe est ma langue maternelle la langue que je parle avec mes parents, mais aussi le français. Je considère le français également comme ma langue maternelle du fait que je suis née en France et que je l'ai toujours parlé avec mes parents donc je ne pourrais pas choisir entre l'une et l'autre. Donc le français pour moi c'est vraiment la langue de la réflexion aussi la langue dans laquelle je pense et je rêve. Enfant j'ai également énormément appris à parler l'arabe avec ma grand-mère qui était uniquement arabophone, donc c'est vraiment avec elle que j'ai pratiqué l'arabe les étés au Maroc que je passais pendant deux mois et le tunisien, je dirais que je l'ai énormément pratiqué à l'adolescence, entre 11 ans et 13 ans. C'était la préadolescence donc j'étais au lycée français à Tunis et donc j'ai appris le tunisien avec mes camarades franco-tunisiens ou tunisiens. Donc je parle un tunisien de jeunes je dirais donc pour moi c'est une langue que j'associe évidemment à mon père, je parle tunisien avec lui mais aussi avec mes amis tunisiens de cette période là . >> En 2002 vous passez votre baccalauréat, à ce moment-là vous êtes donc en Allemagne, à Hambourg et vous décidez de poursuivre vos études en France et à Paris, pourquoi ce choix? >> Pour moi c'était une continuité logique dans la mesure où souvent les enfants tunisiens, marocains, algériens également, qui ont été dans le système français viennent en France pour suivre leurs études en France ou dans un pays francophone, en Belgique voire au Canada. Et j'ai choisi Paris parce que ma sœur y était déjà installée donc c'était un choix un petit peu naturel pour moi de quitter l'environnement familial et de venir m'installer à Paris pour faire mes études. Elle s'est beaucoup occupée de moi mais j'ai ressenti une grande solitude dans mes études du fait que je me retrouvais tout à coup dans une grande université, dans des grands amphis, dans des cours magistraux et il n'y avait plus cette ambiance que j'avais pu connaître de petite école française à l'étranger et c'était beaucoup plus anonyme et j'ai mis du temps à trouver ma place à ce moment-là . >> Comment est-ce qu'on pourrait définir les relations que vous pouviez avoir avec tous ces jeunes français et en l'occurence surtout des parisiens? Comment ça s'est passé? >> Alors forcément ils n'avaient pas les mêmes problématiques que moi dans la mesure où la plupart d'entre eux vivaient encore avec leurs parents donc ils ne se retrouvaient pas face aux problématiques de la vie quotidienne à découvrir quand on a 17, 18 ans donc ils ne comprenaient pas forcément nos coups de blues. Je dis nos parce que je parle de mes camarades étrangers avec lesquels je me suis liée à cette époque et on a formé rapidement une petite famille à ce moment-là . On se serrait les coudes entre nous, entre jeunes étrangers un petit peu perdus à Paris pendant les premiers mois, parce que c'est une très belle ville mais il faut du temps pour trouver ses marques, même si dans mon cas bien sûr j'avais ma sœur qui était déjà là . >> Et vos collègues étudiants, comment est-ce que vous les perceviez? Est-ce que vous vous sentiez en harmonie avec eux, est-ce que vous aviez des points en communs avec eux? >> Oui, on avait en commun la culture française dans laquelle j'ai toujours baigné mais c'est vrai que j'ai été étonnée, à mon arrivée et encore aujourd'hui, j'ai toujours trouvé les jeunes français très engagés politiquement. Alors on est arrivés en France, quelques mois après c'était l'époque de la guerre en Irak donc j'ai participé à ma première manifestation à l'hiver 2003 avec mes camarades français, donc c'est vrai que c'est quelque chose venant d'un lycée français à l'étranger à laquelle je n'étais pas du tout habituée. Et c'est vrai que je trouvais que les jeunes français étaient extrêmement engagés et c'était un étonnement de ma part, en tout cas au début. C'est en France que j'ai participé à ma première manifestation et je me souviens clairement de cette époque là où nous étions fiers d'être l'un des rares pays à être contre la guerre en Irak donc c'était un événement assez important à cette époque-là , quand dans d'autre pays, la question était déjà réglée. >> Vous faites deux ans en droit et puis finalement vous décidez d'arrêter pour vous tourner vers les lettres modernes. >> Alors les lettres modernes ont été une révélation, un très bon choix à ce moment-là . J'ai changé d'université, je suis allée à Paris 7 Denis Diderot et je me souviendrais toujours du premier cours que j'ai eu dans un petit TD, donc c'est-à -dire dans une petite classe avec un enseignant passionné et pour moi c'était un complet décalage, à ce moment-là je me suis souvenue de mon premier cours en droit dans ce grand amphi impersonnel lorsque là j'étais dans une petite salle à Jussieu avec cet enseignant qui nous parlait de cinéma néo-réaliste italien donc je savais que je me trouvais enfin à ma place après deux années en demi teinte. >> Pourquoi est-ce que vous aviez décidé de faire du droit? >> Je n'avais pas forcément été très bien orientée au lycée et puis j'avais de grands idéaux de défendre la veuve et l'orphelin. C'est quelque chose qui me tient toujours à cœur mais en tout cas ce n'est pas à travers le droit que j'allais y parvenir mais c'est à travers mon investissement associatif donc notamment pour les réfugiés. J'ai donné des cours de français langues étrangères justement à des réfugiés il y a quelques années mais le droit n'était pas le moyen pour moi d'y parvenir. >> Vous finissez donc vos études et tout de suite vous devenez professeure, professeure de langue étrangère. Alors à quel public vous adressez-vous? >> Alors je suis professeure de FLE Français Langue Étrangère, pour des étudiants dans des écoles d'ingénieurs. Donc ce sont des étudiants qui viennent du monde entier, principalement de Chine, de Russie, du Brésil et parfois de pays comme le Kirghizistan ou l'Islande ou la Nouvelle-Zélande. Ce sont des étudiants qui viennent pour suivre leurs études d'ingénieurs en France et qui suivent des cours de français avec moi, qui découvrent la langue française. Depuis plusieurs années je travaille avec ces étudiants ingénieurs qui n'ont pas l'habitude de lire eux-mêmes dans leur langue maternelle ou en anglais donc j'essaye de les amener vers la littérature avec de nombreuses visites à la bibliothèque. Je fais beaucoup de commandes de livres et notamment depuis quelques années, j'aime travailler avec eux, c'est un livre qu'ils aiment beaucoup. On travaille beaucoup avec Petit pays, de Gael Faye qui est un livre absolument merveilleux, un roman merveilleux qui pour eux leur permet de découvrir le français et la francophonie en général à travers l'Afrique. J'aime encore une fois leur faire découvrir parce qu'ils arrivent souvent en France en connaissant Victor Hugo et Balzac et j'essaye de les amener vers des auteurs francophones. J'essaye de voir ce qu'ils connaissent mais de partir au-delà de Hugo, des Misérables, de Balzac et tout ça et d'aller justement découvrir des auteurs que ce soit antillais, africains, nord-africains, vietnamiens, canadiens et c'est difficile pour eux de comprendre ce système de français et de comprendre également l'apprentissage des sciences en français. Pour beaucoup, ce sont pourtant des scientifiques, ils découvrent les mathématiques à la française qui sont très différentes des mathématiques auxquelles ils sont habitués. Ils trouvent notamment que par exemple les mathématiques ici sont beaucoup plus théoriques, et moins dans la pratique. Donc pour certains c'est une révélation ou au contraire c'est une source d'étonnement et de remise en question. >> J'imagine que là vous êtes passée de l'autre côté du miroir, ce sont eux maintenant qui peuvent peut-être éprouver des sentiments de solitude ou d'étonnement dans cette société française. Qu'est-ce qui peut revenir souvent de la part de vos étudiants, quelles sont leurs interrogations par exemple? >> Alors ils ont de nombreuses interrogations et comme vous le dites bien je suis passée de l'autre côté du miroir et j'essaie de les accompagner au mieux, que ce soit dans l'apprentissage du français en tant qu'apprenant mais aussi dans leur nouvelle vie en France parce que ce sont des choses que j'ai connues et il n'y a pas si longtemps que ça au final. Je trouve qu'ils sont souvent très étonnés et très charmés par l'art de vivre à la française. Par exemple pour beaucoup les terrasses sont quelque chose auquel ils ne sont pas habitués. Donc ils découvrent l'art de vivre à la française Ils découvrent aussi que le français est une langue internationale, j'insiste sur encore une fois sur le terme de francophonie. Donc ils découvrent la diversité de la langue française, et aussi de la diversité régionale de la France en soit, qui est un grand pays en Europe, et pour eux c'est la source de nombreuses interrogations. Parce qu'ils vont au-dessus de la carte postale, de l'image de Paris, de la Tour Eiffel ; ils vont creuser un petit peu plus que ce soit à Paris ou dans d'autres villes françaises, d'autres régions. Donc c'est souvent pour eux un grand étonnement de découvrir la diversité régionale du pays. [MUSIQUE] [MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Ça fait depuis combien de temps que vous êtes en France? C'est votre plus long séjour, est-ce que vous avez le sentiment que vous avez changé? Même dans votre rapport à la langue française et aux deux langues arabes que vous parlez. >> Alors, maintenant ça fait 18 ans, donc ça fait exactement la moitié de ma vie que j'ai passé en France. Je ne sais pas si j'ai changé, en tout cas ça m'a apporté beaucoup de choses dans la mesure où je me suis posé beaucoup de questions; où j'ai étudié la langue française et sa linguistique. Je pense m'être rendu compte encore plus de la diversité de cette langue plurielle et de la francophonie. Mon rapport au français n'a pas particulièrement changé, si ce n'est que j'ai encore plus creusé cet amour que j'ai pour cette langue, à travers toute sa diversité. >> Qu'est-ce qui fait que vous l'aimez cette langue? C'est lié à quoi? >> Cet amour de la langue française me vient du fait que je considère que c'est ma langue maternelle aussi, que je trouve que c'est une très belle langue et que c'est une langue de la réflexion, c'est une langue intellectuelle, extrêmement riche, j'ai étudié son histoire, j'ai étudié l'ancien français. Je trouve que c'est la plus belle langue du monde, c'est la langue de la liberté et de la diversité personnellement. Parce que c'est une langue très riche ; c'est la langue de la réflexion, je pense à la philosophie, je pense au siècle des lumières qui a totalement façonné ma manière de penser, j'ai suivi un cursus français, j'avais des cours de philosophie en terminale, donc j'ai été extrêmement sensibilisé par cela pendant mon adolescence. J'aime en tout cas l'enseignement à la française, ce n'est pas un enseignement par coeur, par exemple, nous avons été amenés à réfléchir sur notre jeunesse, notre enfance, contrairement à d'autres systèmes scolaires, où cela sera plus apprendre par coeur et répondre à des QCM. >> Vous auriez un exemple de cette manière dont on pousse à réfléchir à l'école française? >> Alors, par exemple, je pense toujours à l'exemple des questions de rédaction ou de dissertation, dans quelle mesure. J'en parlais beaucoup avec des camarades allemands lorsqu'on était au lycée, qui ne comprenaient pas cette question, dans quelle mesure nous devons faire ça? Dans quelle mesure... C'est quelque chose qui pour eux ne semblait pas direct et qui les amenait à suivre des chemins de réflexion, des chemins de traverse un petit peu plus indirects, qu'ils n'auraient pensé dans leur réflexion de jeunes adultes, d'adolescents. Je pense aussi à mes camarades turcs, qui pour certains suivaient le cursus scolaire turc en parallèle, qui eux devaient apprendre l'histoire par coeur et devaient répondre aux questions en cours d'histoire avec des QCM ou des réponses toutes faites par coeur. Là où je pense, par exemple, notamment en cours d'histoire, où on nous amène à avoir un petit peu plus de réflexion et à avoir les choses de manière un petit peu plus transversale et à se poser les bonnes questions. >> En quoi un étudiant russe, un étudiant chinois ou un étudiant brésilien, en quoi peuvent-ils être décontenancés par ce système d'argumentation? >> Alors, pour eux, je dirais qu'ils n'ont pas l'habitude d'écrire dans leurs langues de manière argumentative, de la manière où nous, dès l'adolescence au lycée, nous prenons l'habitude d'écrire de longues dissertations : introduction, développement, conclusion. Cela dépend bien sûr pour certains, certains me disaient que les choses étaient un petit peu plus binaire, ça serait un petit peu simpliste, là où nous nous chercherions à dérouler le fil, a, b, c, d, voire plus. Là où pour eux les choses sont parfois un petit peu plus directs. >> Donc c'est ce principe d'argumentation qui vous fait dire que le français est une langue de réflexion. >> Oui, exactement. C'est une langue de réflexion, c'est toujours frappant de voir que c'est quelque chose qui est inculqué aux jeunes Français très tôt, quelque chose que je retrouve, justement, lors que j'en parlais tout à l'heure, par rapport à l'engagement que les jeunes Français peuvent prendre aujourd'hui. La nouvelle génération plus que jamais ; l'engagement politique, l'engagement écologique, les engagements de toutes sortes. Et je pense que ça vient aussi du fait qu'on leur apprend à argumenter jeunes. Mais, pour ma part, c'est vrai que j'essaie d'être une ambassadrice du français et de la francophonie avec mes étudiants, et pas qu'avec mes étudiants, j'ai d'autres publics à qui je fais découvrir la France et Paris, notamment aux États Unis, sur zoom cette année, et c'est très intéressant de voir à travers les générations, que ce soit des étudiants ou des retraités, leur attrait du français. Et j'ai envie de dire un petit peu maintenant à vouloir parler anglais ou mieux parler anglais et laisser le français de côté, alors que pour moi le français c'est la langue du futur, on sait bien que notamment avec le continent africain, c'est une langue qui va être de plus en plus parlée en terme démografique, et puis vraiment rappeler que c'est une belle langue et que c'est une langue cool, presque, on pourrait dire. Et c'est vrai que je ressens ce décalage de mon côté, enfin avec les Français qui ne se rendent pas forcément compte vraiment du rayonnement et de la beauté de cette langue, et du fait que c'est une langue multiple et diverse. Quant à l'étranger, elle est encore vue comme quelque chose de, en tous cas la francophonie à l'étranger et l'attrait du français à l'étranger est très vivace. [MUSIQUE] [MUSIQUE] >> Merci beaucoup Inès pour cet entretien, alors maintenant place au questionaire final. À quelle couleur associez-vous la France? >> Le vert. Lorsque mon avion atterrît à Paris, je suis toujours aussi surprise de voir autant de verdure. >> À quelle odeur? >> À l'herbe coupée, dans les jardins parisiens. >> À quelle saveur? >> Le fromage. >> Votre paysage français préféré? >> Les paysages de la côte atlantique. Que ce soit la Charente ou le Pays basque. >> Votre son préféré? >> Le bruit de la pluie qui tombe doucement à Paris lorsque je suis au chaud chez moi. >> Votre sensation préférée? Les marches au puy de Chaumont quasiment quotidiennes. >> Concernant la langue française, quel serait votre mot préféré à prononcer ou à utiliser? >> Ça serait le mot lumière, j'aime le prononcer et j'aime ce qu'il représente, la luminosité au soleil. >> Quel serait votre mot détesté? >> Alors, je n'en n'aurais pas un seul mais ça serait tous les mots provenants de l'intolérance, du rejet, dans d'autres langues également. >> Quel serait le mot de votre langue maternelle, que ce soit peut-être plus le marocain ou le tunisien qui manquerait à la langue française? >> Pour moi ce serait une expression, l'expression de [ÉTRANGER] qui veut dire avec bien-être, on le dit à une personne qui est dans une situation confortable ou qu'elle a quelque chose de nouveau, qu'elle ait pris une douche ou qu'elle ait une nouvelle coupe de cheveux, un nouveau vêtement, une nouvelle maison, dans l'acquisition d'un bien. On te souhaite le bien-être. >> Quel serait le mot qui existe en français que vous n'avez pas en marocain ou en tunisien? >> Alors, je n'ai pas vraiment trouvé parce que la langue arabe est très imagée et diversifié, donc ce qui n'existerait pas au Maroc existerait en Tunisie, ou alors au Liban ou en Égypte, donc je n'ai pas vraiment trouvé de mots en particulier. [MUSIQUE] [MUSIQUE]