[MUSIQUE] [MUSIQUE] [ÉTRANGER] [ÉTRANGER] Je m'appelle Tatiana. J'ai 39 ans. Je suis originaire de la Biélorussie. Je suis arrivée en France il y a 17 ans. Aujourd'hui, je suis mariée et je suis une maman de deux enfants. [MUSIQUE] >> Quelles sont les images que vous pourriez convoquer pour nous raconter votre enfance? >> Ma vie avec mes grands-parents, maternelle jusqu'à mes six ans dans le même appartement, comme ça se faisait souvent à l'époque soviétique où j'ai vécu dix ans. J'ai été pionnière mais je n'ai pas eu le temps de devenir communiste comme ma mère. [RIRE] >> Et vous avez grandi dans quelle ville? >> J'ai grandi dans la ville de Moguilev. C'est une ville régionale biélorusse. Le nombre d'habitants, c'est à peu près comme à Strasbourg en France. Dans cette enfance, vous avez aussi pratiqué la guitare classique, peut-être un petit peu plus tard au moment de l'adolescence. >> Oui, j'ai commencé la guitare classique à 13 ans par un pur hasard où ma mère a vu une annonce. Auprès de la mairie, il y avait un groupe qui était constitué pour apprendre la guitare avec un professeur, un cours collectif. J'ai essayé juste par pure curiosité. Je me disais, je ferai six mois et j'arrêterai là , et je n'ai jamais pu m'arrêter. >> Qu'est-ce qui vous a plu dans cet instrument de musique? >> La douceur, le son et le processus de jouer, ça m'a toujours énormément plu. Et puis, je n'ai pas eu d'occasion de pratiquer d'autres activités extrascolaires dans mon enfance comme la plupart des enfants en Biélorussie. Et le fait d'avoir cette chance de faire de la guitare, ça a apporté de la couleur dans ma vie, tout simplement. >> Quand est-ce que le français est entré dans votre vie? >> On commence l'apprentissage des langues comme tout le monde au collège à dix ans, ce qui correspond à CM2 en France, parce qu'on a un an de moins à l'école primaire. J'étais dans une école qui avait la moitié des classes avec un enseignement artistique : dessin, peinture etc. Ces classes-là étaient privilégiées, et les élèves apprenaient l'anglais à partir de la cinquième classe. Moi, je n'ai pas été assez douée [RIRE] en dessin et en peinture. J'étais dans une classe qu'on appelait ordinaire, et ces classes-là apprenaient le français. Ça a été, pareil, un hasard et un heureux hasard. >> Parce que le français était moins prestigieux que l'anglais? >> Oui. Les parents qui se souciaient de leur enfant faisaient tout pour qu'il fasse de l'anglais parce qu'ils considéraient ça comme un investissement dans leur vie future professionnelle. Et finalement, c'est le français qui m'a apporté beaucoup plus que l'anglais aurait pu m'apporter. >> Pourquoi est-ce que le français vous a apporté plus? Parce que vous avez décidé de l'étudier à l'université déjà , pour commencer? >> Oui. Quand j'étais en train de terminer le lycée, quand j'étais en terminale, ma mère a vu dans un journal que le département de français allait ouvrir à l'université de ma ville. Il n'y en avait pas avant, il n'y avait que l'anglais et l'allemand. Et elle m'a dit : Tiens, tu ne voudrais pas faire ça? Et le français, c'était la seule matière que j'aimais vraiment à l'école. Je faisais les devoirs sans aucune opposition intérieure, sans aucune résistance. Et ça a été une évidence, j'ai dit : Oui, oui, oui. >> Qu'est-ce qui vous plaisait dans cette langue française? >> Le côté chantant de la langue, le côté mélodieux, finalement, la logique aussi qu'il y a dedans. Et puis au final, ça me plaisait sincèrement d'apprendre une langue qui est moins courante que l'anglais. >> Vous avez décidé de faire ces études de français mais avec comme objectif d'être traductrice. C'était en tout cas votre rêve. >> Oui. Les études que j'ai choisies débouchaient obligatoirement en premier lieu sur l'enseignement du français dans les collèges et les lycées biélorusses. Mais évidemment, l'apprentissage de la langue implique la pratique de la traduction. Et oui, c'est la traduction qui m'a toujours attirée. Depuis le lycée, les devoirs qu'on avait, c'était justement les traductions de textes. C'est justement ça qui ne me posait absolument aucun problème à faire à la maison. Et oui, j'ai toujours voulu faire de la traduction. L'enseignement, ça ne m'attirait pas autant. >> Dans quelles circonstances êtes-vous arrivée en France? C'est à l'âge de 22 ans, en tout cas. >> Oui, à 22 ans et demi pour être précise. J'ai terminé l'université, j'ai eu mon diplôme. J'ai commencé à travailler en tant que professeure de français parce qu'en Biélorussie, on doit deux ans ou trois ans, suivant les époques et les établissements, à l'État parce qu'on a fait des études gratuitement, on a été boursier. Et j'ai commencé à travailler dans une école secondaire, ça veut dire collège-lycée, enseigner le français. Je n'ai pas aimé du tout, comme je l'avais déjà [RIRE] imaginé quand j'étais étudiante. Et pour y échapper, en quelque sorte, j'ai déposé un dossier pour partir en France pour être fille au pair. Mais le rêve de partir en France était déjà là depuis quelques années universitaires. >> Pourquoi ce rêve? >> Il y a plusieurs raisons. Parce que déjà , quand on découvre une langue, on découvre aussi la culture du pays. Et quand on étudie ça des heures et des heures par semaine, Notre-Dame, Sacré-cœur, le château de la Loire, on a envie vraiment de les voir par nos propres yeux. D'autre part, c'est aussi la situation économique et politique en Biélorussie qui ont joué un rôle déterminant dans ma décision de partir. >> Parce que je crois que cette idée de partir, vous l'aviez même depuis toute petite, depuis enfant? >> Oui. Depuis l'âge de 12 ans, j'avais envie de partir vivre à l'étranger, notamment aux États-Unis. Je pense que ça venait surtout du fait qu'à la télé, il y avait des séries ados américaines. Du coup, je me projetais beaucoup plus pour partir aux États-Unis. Mais une fois que j'avais commencé les études de français à l'université, évidemment, mon envie s'est tournée vers la France. >> Vous arrivez donc à Paris à l'âge de 22 ans et demi. Est-ce que le Paris que vous découvrez correspond à celui que vous aviez en tête? >> Par rapport aux curiosités, les monuments etc., oui. Je ne suis pas sûre que j'avais imaginé des choses, j'avais anticipé. Non, je me suis juste lancée. Par contre, la réalité a été assez difficile sur le moment. Parce que ce n'est pas évident d'être une fille au pair comme pour beaucoup de monde dans beaucoup de cas. La famille n'a pas été très sympa avec moi. Les enfants étaient mignons, je ne peux rien dire. Mais déjà , arriver avec un bac+5 de professeur de français et garder les enfants n'est pas évident. En plus, les gens pour lesquels je travaillais considéraient que je venais d'un pays du tiers monde et avaient une attitude envers moi qui ne me paraissait pas juste, donc ça a été difficile. Et comme je passais beaucoup de temps avec eux, une grande difficulté c'était de ne pas connaître beaucoup de monde en arrivant, de ne pas avoir d'amis, pas de famille évidemment. Ça, je pense que ce sont des paramètres que je n'avais pas pu anticiper avant, auxquels je n'avais pas pensé. Je ne pense pas que ça m'aurait arrêtée mais ça a été perturbant. [MUSIQUE] >> Vous vous êtes, en parallèle, assez vite inscrite à la Sorbonne pour suivre des études de français. >> Oui. J'avais eu très envie de continuer à évoluer de ce côté-là . Les études en lettres modernes appliquées m'avaient paru immédiatement comme une évidence pour poursuivre mes études. Et finalement, je me dis que j'aurais dû choisir autre chose. Là , pour le coup, ce n'est pas du tout comme je me l'étais imaginé. En Biélorussie, j'avais le cours de français langue étrangère, alors qu'à la Sorbonne, je suis arrivée directement en troisième année, donc en licence de l'époque, en 2004, je crois. J'ai débarqué comme ça dans les cours avec des étudiants français, et la méthode d'enseignement ou l'apprentissage n'avait rien à voir avec ce que j'ai pu expérimenter avant dans mon pays. Faire de la stylistique, par exemple, On n'en a jamais fait. Des commentaires de textes, on n'en a jamais fait. Et décortiquer un mot, je ne savais pas le faire en fait, du coup ça a été bien compliqué pour moi. J'avais fini au bout d'un moment par abandonné ce cursus, par contre ce que j'ai beaucoup apprécié c'est la qualité des cours et aussi les cours d'anglais que j'ai eu la chance de suivre pendant ce temps là . >> Est-ce qu'il y avaient d'autres choses qui étaient très différentes dans peut-être même le rapport entre professeurs et étudiants ou même entre les étudiants que vous avez pu observé en France? >> Alors oui de ce côté-là ça a été très très différent. En Biélorussie nous avons la durée des études et très déterminée. C'est cinq ans et pas autrement, les études supérieures je veux dire. Et on fait les études avec les mêmes personnes durant ces cinq ans. Les groupes sont pas immenses, surtout en langue étrangère, on était 18, on avait fini à 14 donc quand on passe cinq ans avec 13 autres personnes tous les jours on fini par les connaître très bien. Puis on connaît très bien les professeurs et les professeurs nous connaissent. J'ai été très surprise en France par ce côté anonyme des études déjà il y avait extrêmement d'étudiants, les cours magistraux c'était impressionnant, les salles remplies où on ne connaît personne, où on ne reconnaît personne. Tout le monde ne suit pas les mêmes cours comme cours de travaux dirigés et du coup c'est pareil, c'est difficile de se faire des amis, de bien connaître tout simplement quelqu'un, d'engager une conversation, on sait pas si on reverra la personne. Et c'est pareil les professeurs je pense qu'ils m'auraient jamais reconnue dans les couloirs donc ça c'était très très différent par rapport à la Biélorussie et ça pareil, c'était très surprenant et très perturbant pour moi. Alors c'est malgré la difficulté de ces deux années, ce n'est pas pour autant que vous avez envie de rentrer en Biélorussie, vous envisagez même de partir à un moment donné au Canada, mais finalement vous restez en France parce que vous tombez amoureuse. >> Oui j'ai fait un dossier d'immigration au Canada et au moment où j'ai eu le certificat me permettant de partir, mon futur mari a montré son désir d'être en couple avec moi, et par la suite m'a proposé de se marier et de rester en France. Ce n'était pas forcément mon but ni mon désir premier mais pour des raisons familiales il n'a pas eu envie de me suivre pour mon projet d'immigration au Canada. Ça a été un gros dilemme et j'ai choisi de rester avec lui. Et vous êtes toujours là , donc finalement ce français, cette langue française a continué à vous accompagner au fil des ans, de quelle manière vous a-t-elle transformée, je dirais même, dans votre mode de penser, de réfléchir? >> Ce que ça m'a apporté c'est une chance de me sentir quelqu'un d'autre en fait, de laisser un petit peu de côté mon passé et de construire, de me construire à nouveau, de construire une nouvelle vie et dans une nouvelle langue. On dit que les gens qui deviennent complètement bilingues, c'est comme s'ils avaient deux personnalités. Comme s'ils avaient pas forcément les mêmes intonations, le même timbre de voix, les mêmes réactions parfois les mêmes tournures de phrases, dans une langue et dans une autre. Le jour où j'ai appris ça, où j'ai lu ça dans un article de psychologie ça a été une révélation parce que je me suis dit c'est exactement ça, je ne me sens pas la même personne dans les deux langues et c'est une expérience extraordinaire et c'est très enrichissant je trouve dans ma vie. >> Et ce français maintenant, vous le vivez comment? Est-ce que c'est comme votre langue principale? Vous continuez à penser en Russe? Est-ce que vous continuez à parler Russe? >> Pendant longtemps le français a été la langue principale et ça l'ai toujours évidemment parce que mon quotidien est en français. Je n'ai pas beaucoup d'amis qui parlent russe, ce sont surtout des français et par contre depuis que mon enfant aîné est né j'ai fait l'effort de revenir vers le russe parce que j'ai fait le choix de lui transmettre ma langue et ma culture et ça n'a pas été évident. Les premiers mois ça a été même difficile et ça a été un effort. J'ai failli me décourager et me dire à quoi bon se forcer, je devrais peut-être juste parler français parce que c'est plus facile et finalement, au fur et à mesure c'est devenu une habitude et un plaisir. Aujourd'hui mon premier enfant a huit ans, je lui parle russe, au deuxième aussi et ça l'intéresse, je vois bien que ça l'intéresse. Bon, il est obligé de prendre des cours en plus parce que avec moi il fait pas beaucoup d'efforts mais je vois que c'est là où ça commence vraiment à l'intéresser, il me pose des questions et il répond des fois spontanément en russe. Mais en tout cas, voilà c'est grâce à mes enfants que j'ai eu ce retour vers cette langue. >> Parce que ça fait 17 ans que vous n'êtes pas retournée en Biélorussie c'est votre famille qui vient vous voir en France. >> Oui ça fait 17 ans que je ne suis pas retournée pour des raisons d'absence de sécurité parce que c'est une dictature et après avoir vécu autant d'années dans un pays où c'est la démocratie, c'est très compliqué en fait d'imaginer de se retrouver à nouveau quelque part où on pourrait être emprisonné pour rien, surtout avec les événements de ce qui passe. [MUSIQUE] Qu'est-ce qui pourrait vous manquer de la Biélorussie en France? Les maisons en bois, la nature, le fait de rouler pendant entre Moguilev donc ma ville natale et Minsk, la capitale et ne voir que de la verdure, des forêts et aucune habitation, je sais pas ça provoque une sensation particulière en fait et ça me manque. >> Vous avez retrouvé le russe aussi d'une autre manière, en reprenant vos études puisque vous êtes actuellement en Master 2 de traduction russe français. Donc la langue russe, la traduction reviennent à vous. >> J'avais toujours voulu faire de la traduction et j'ai trouvé ce Master à Paris 8 St-Denis où je suis inscrite depuis un an et demi, et en effet ça m'a forcée à revenir beaucoup plus vers le russe. Ça n'a pas été évident au début, les premières traductions étaient très très laborieuses et prenaient énormément de temps et puis avec les semaines, c'est devenu de plus en plus facile et je suis très heureuse de pouvoir travailler à nouveau avec ma langue natale, finalement c'est très important. Quel avenir pour ces deux langues, la langue russe et la langue française, dans quelques années, comment est-ce que vous imaginez la cohabitation de ces deux langues? >> Pour vous dire honnêtement, je me suis tellement prise au jeu là et je me dis que pour la première fois je réalise la richesse que cela représente d'avoir la maîtrise du russe et du français. Parce que le russe c'est quand même pas une langue évidente à apprendre. Je le vois avec mon mari qui s'est arrêté à deux mots toujours. Et du coup en fait, déjà j'ai envie de continuer évidemment mon activité professionnelle en tant que traductrice mais en plus de cela, je commence à réfléchir à passer le concours de professeurs des écoles pour finalement enseigner le russe au collège et au lycée. C'est drôle parce que je m'étais jurée après mon expérience de trois mois en Biélorussie que je n'enseignerai plus jamais devant les classes, comme ça, et finalement il y a avec l'âge une sorte de maturité, il y a quelque chose qui vient, je me dis que j'aimerais le transmettre à d'autres, j'aimerais l'enseigner en fait et ça pourrait être intéressant. C'est comme si l'angle de vue, le point de vue a changé. [MUSIQUE] Merci beaucoup Tatiana, passons maintenant au questionnaire final. À quelle couleur associez-vous la France? >> À la couleur verte. La couleur des vignes qu'on voit en passant en voiture en fait quand on va à notre maison de campagne en Franche-Comté et aussi la montagne en été, que j'adore. À quelle odeur? >> L'odeur, ma réponse sera peut-être un petit peu étrange mais à l'odeur des cheminées en hiver. Parce que on habite aujourd'hui une petite ville de banlieue et tout l'hiver le soit on sent l'odeur des cheminées et c'est mon odeur [INCOMPRÉHENSIBLE]. >> À quelle saveur? >> Le fromage. Et le vin, là je suis pas très originale. Quel est votre paysage préféré? >> La montagne, sincèrement en France la montagne. Votre son préféré? >> Le son des cloches. À la maison de campagne en fait il y a une église et les cloches qui sonnent l'heure toutes les heures, et je trouve que c'est agréable. >> Quelle est votre sensation préférée? >> Marcher dans la nature et entendre les bruits de la nature et sentir cette liberté. Concernant la langue, quel est votre mot préféré à prononcer ou à utiliser en français? >> Alors ce n'est pas une question évidente pour moi. Pour moi les meilleurs mots, les mots les plus agréables ce sont les prénoms de mes enfants. Quel est votre mot détesté? C'est ça va, je ne me suis jamais habituée à ce ça va éternel en France, je suis désolée mais ça me met en fait très mal à l'aise à chaque fois qu'on me dise ça va en passant, parce que on sait très bien que c'est juste une formule de politesse et je ne sais jamais quoi répondre parce que en Biélorussie ça n'existe pas. Si on demande à quelqu'un comment ça va c'est qu'on veut vraiment savoir comment va la personne. Et je ne sais jamais quoi dire en France j'ai toujours peur de mal tomber et d'être maladroite, et dire trop de choses personnelles ou de ne pas répondre et être malpolie, voilà . Quel est le mot de votre langue maternelle qui manque à la langue française? Alors ce sont les diminutifs, je trouve, des prénoms. Le diminutif de Tatiana? >> Le diminutif de Tatiana c'est Tania que je préfère largement au quotidien. >> Quel est le mot qui existe en français et que vous n'avez pas dans votre langue maternelle? La jurisprudence et ça ça n'existe juste pas en russe donc je me dis pourquoi c'est si compliqué, ça doit être si compliqué alors que la langue juridique est censée être tellement claire et précise et il devrait y avoir des équivalents. Non, non j'ai du m'en sortir et inventer, voilà . [MUSIQUE] [MUSIQUE]