-La question de l'éclatement de l'Union européenne est posée. En effet, un nombre grandissant de citoyens européens doutent. Ils doutent de quoi ? Ils doutent que leur construction européenne, une construction inédite dans l'histoire, soit armée pour répondre à la crise protéiforme dans laquelle sont plongés leurs pays. Il faut bien voir que la construction européenne est confrontée à une crise de défiance sans précédent. Cette crise de défiance sans précédent se nourrit de la conjonction de deux crises : d'abord, on vient de l'évoquer, cette crise économique et sociale que traverse l'Union européenne depuis 2008. On est encore dedans en 2015. Elle s'est mêlée à une crise de légitimité démocratique qui a démarré en 2005, année du rejet de la constitution européenne par les peuples européens. Aussi, cette double crise est devenue une crise de défiance. Cette défiance, je vous en parlerai dans le premier des trois temps de cette séquence, en zoomant sur les cartes qui en témoignent le mieux : les scores électoraux notablement élevés des partis europhobes ou bien des partis souverainistes. Cette défiance s'est installée car l'Union européenne ne parvient pas à faire face aux défis majeurs posés aux Européens. J'évoquerai donc avec vous dans le second temps les enjeux que les Européens vivent comme des défis intérieurs. Comme vous le savez, il y a le chômage dans l'Union européenne. Il y a les fragilités d'une zone euro dont les économies n'ont toujours pas convergé. Il y a enfin, et c'est peut-être cela qui inquiète le plus les opinions publiques, les difficultés structurelles à financer les Etats providence. Enfin, dans la troisième et dernière partie, je vous présenterai les défis que les Européens perçoivent comme extérieurs à leurs territoires, et d'ailleurs dont ils aimeraient bien qu'ils le restent. Il y a l'attraction toujours plus forte exercée par l'espace européen sur un grand nombre de femmes et d'hommes qui, pris au piège des guerres, des oppressions, des blocages socio-économiques de leurs pays, migrent dans une Union européenne qui durcit ses frontières extérieures. Il y a également les tensions avec Moscou, qui est de plus en plus nationaliste. Pensons-y, les Polonais le savent, les Roumains le savent, mais nous, en France, en Allemagne, en Espagne, on a tendance à l'oublier : l'Union européenne et la Russie partagent 2 700 kilomètres de frontières et plusieurs Etats membres ont, dans le passé, été englobés dans les empires soviétique et russe. Enfin, troisième défi extérieur, cette guerre asymétrique contre plusieurs organisations djihadistes basées dans les mondes arabo-musulmans qui sont frontaliers de l'UE. Dans ce premier temps, voyons comment l'Union européenne fait face au défi d'une crise de défiance. Les citoyens doutent de sa capacité à relever les grands défis internes et externes que nous évoquerons dans les temps suivants, deux et trois. Cette défiance est tangible d'une part dans les enquêtes Eurobaromètre et d'autre part dans les scores électoraux des partis populistes. Les sondages spécialisés Eurobaromètre estiment le niveau de confiance des citoyens de l'Union européenne dans celle-ci. Regardez les courbes. On voit bien que ce niveau de confiance est passé de 61% en 1979 à seulement 31% en 2013. Seuls 28% des sondés se sentent représentés par les institutions de l'Union européenne. Maintenant je vous propose de regarder la carte, car cette carte nous permet de voir qu'il y a des nuances par rapport à cette moyenne, à ce chiffre global. Regardez bien : la confiance dans l'Union européenne résiste mieux dans les Etats membres les plus récents. Ca peut paraître étonnant. Elle résiste mieux également dans les Etats membres qui n'ont pas encore adopté la monnaie unique, l'euro, mais de ça, vous serez sans doute moins surpris. Passons maintenant au Parlement européen. Vous savez qu'il y a moins d'un an, nous avons eu des élections au Parlement européen, en mai 2014. Peut-être certains d'entre vous ont-ils voté, d'autres se sont abstenus, d'autres ne sont pas citoyens européens, mais en tout cas, vous savez que le Parlement européen est élu pour cinq ans. On voit là l'ensemble de la répartition des eurodéputés sur ce graphique en camembert. On voit bien cette défiance. Regardez : sur 751 députés, 29,55%, un petit peu moins d'un tiers, sont eurosceptiques ou / et anti-euro. C'est ceux qui sont en gris et en rouge sur le graphique. Dans le Parlement précédent, celui qui avait été élu en 2009, les eurosceptiques et les anti-euro n'étaient que 20,37%, c'est-à -dire un cinquième. Pour voir comment se répartissent ce vote eurosceptique et ce vote anti-euro, regardons la carte des populismes aux élections européennes pays par pays. On peut aussi voir en même temps celle des droites nationales aux élections européennes. On voit qu'un nombre croissant de pays donnent des scores significatifs à des partis qui ont les caractéristiques suivantes : des partis qu'on appelle protestataires, qui sont souvent très défavorables à l'islam, très défavorables aux migrants et également très défavorables à la construction européenne. Mais on voit aussi que les scores de ces partis fluctuent d'une élection à l'autre. Ainsi, en Finlande, aux Pays-Bas et en Italie, ils ont baissé entre les dernières élections législatives de leur pays et les élections européennes de 2014. Par contre, dans d'autres pays, le score de ces partis protestataires a augmenté spectaculairement, ainsi en Espagne, au Royaume-Uni, en France, au Danemark et en Suède. On voit également que cette défiance s'exprime autant dans des Etats membres anciens que récents, dans des pays très touchés et peu touchés par le chômage et la crise de l'euro. La défiance envers l'UE trouve donc une authentique traduction électorale par l'incrustation durable de partis populistes dans les vies politiques. Les partis populistes d'extrême-droite, souvent divisés entre eux et minoritaires, ne gouvernent pas mais leur influence sur les actions des partis qui gouvernent s'accroît. La Hongrie et le Royaume-Uni illustrent remarquablement cette tendance. Certains partis de la gauche radicale, présents au Parlement européen, sont pour leur part passés d'un programme uniquement protestataire et souverainiste à un programme qui maintient certains éléments populistes mais qui est surtout un programme de gouvernement anti-austéritaire alternatif. C'est ainsi que le parti Syriza gouverne la Grèce depuis sa victoire aux élections législatives du 25 janvier 2015, ayant placé à la tête du gouvernement son leader Aléxis Tsipras. En Espagne, le parti équivalent, qui s'appelle Podemos - "nous pouvons" - est donné favori aux élections législatives qui auront lieu en novembre de cette même année 2015. Ces défis internes, vous n'êtes pas surpris, sont économiques et sociaux. Depuis 2009, l'économie européenne ne croît plus. Le chômage y atteint des proportions inédites depuis la Grande Dépression de l'entre-deux-guerres. Enfin, les Etats très endettés ont de grandes difficultés à soutenir leurs sociétés. L'Union européenne à vingt-huit a un solde négatif de 3 millions et demi d'emplois de 2007 à 2013. L'emploi industriel, en particulier, a reculé de 6,4 millions, c'est-à -dire moins 16%. Le taux d'emploi de l'Union européenne est sensiblement plus faible qu'aux Etats-Unis d'Amérique et au Japon alors qu'avec un taux d'accroissement naturel de plus 0,4% par an, la démographie européenne est peu dynamique. Le taux officiel de chômeurs déclarés dans l'UE s'est installé à 11% de la population active. En avril 2014, le chiffre en valeur absolue était donc de 25 400 000 chômeurs dans toute l'UE. En 2008, il n'était que de 7%. Les moins de 25 ans sont particulièrement exclus du marché du travail. Certains territoires sont également plus sinistrés que d'autres, ce qui crée de nouvelles frontières voire des fractures. A ce stade, les politiques publiques mises en place n'ont pas prouvé leur efficacité - c'est un euphémisme. L'euro fut vendu dans les années 1990 aux citoyens comme un levier de croissance pour tous et de convergence vers le haut d'économies qui avaient alors des niveaux hétérogènes. La crise financière mondiale a révélé que cette convergence n'a pas eu lieu, que l'euro a masqué les faiblesses et que l'endettement des Européens est tel que les Etats ne parviennent pas à rebondir. Le pacte budgétaire, qui est le nom qu'on a donné à ce nouveau traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, TSCG, adopté en 2012 par une grande majorité de députés et de gouvernements - en clair, tous sauf la République tchèque et le Royaume-Uni -, ce pacte budgétaire censé y remédier ne convainc pas les opinions publiques. Il est souvent perçu comme un creusement de la distance entre les gouvernants et les gouvernés, voire comme une mise sous tutelle des pays par l'Union européenne, voire encore comme la mise en place d'une Europe allemande, en raison de l'insistance déterminante des gouvernements de Mme Merkel, chancelière depuis 2005, à adopter ce nouveau traité. Cette situation économique et sociale très dégradée inquiète d'autant plus que l'UE fait face à des défis extérieurs qui sont très compliqués. On a vu dans les deux premiers temps de cette séquence que les Européens doutent de la capacité de l'Union européenne à faire face aux graves défis économiques et sociaux. Cette crise de défiance est également alimentée par leurs inquiétudes face à trois défis extérieurs véritablement très compliqués : l'attraction migratoire, le voisinage avec la Russie le djihadisme. Depuis quinze années, l'espace européen exerce une attraction toujours plus forte sur un grand nombre d'individus qui, pris au piège des guerres, des oppressions et des blocages socio-économiques de leurs pays, migrent dans une Union européenne qui, de son côté, durcit ses frontières extérieures. Il se trouve qu'à la différence des Etats-Unis d'Amérique ou du Canada ou de l'Australie ou de nombreux autres pays, l'établissement de critères d'entrée des migrants et la fermeture des frontières aux migrants non-autorisés à rester sur le territoire suscitent en Europe bien plus de mauvaise conscience. Cette mauvaise conscience se nourrit notamment du nombre de personnes décédées en tentant de migrer dans l'Union européenne. Savez-vous que le chiffre de décès est estimé à 20 000 en vingt ans selon le réseau de chercheurs Migreurope ? Dans la quasi-totalité des Etats membres, un débat se polarise aujourd'hui entre les partisans de la liberté de migrer au nom des droits de l'homme et du droit d'asile, et ceux pour qui l'UE doit fixer des flux migratoires et est dans son bon droit lorsqu'elle expulse les personnes vivant sans autorisation - ces personnes sans autorisation, qu'on appelle couramment les sans-papiers, non pas parce qu'ils n'ont pas de carte d'identité mais parce qu'ils n'ont plus les papiers en règle les autorisant à rester dans le pays dans lequel ils ont migré. Cette seconde position ne met pas tant en avant les droits de l'homme et l'éthique mais plutôt la souveraineté et les intérêts nationaux. Ce débat se nourrit de la formation progressive de communauté d'Européens et d'étrangers originaires ou descendant des territoires qui furent envahis et colonisés par les puissances européennes du XVIIe siècle aux années 1970. Et les chercheurs, aujourd'hui, se disputent pour savoir s'il y a ou non problème d'intégration de ces Européens d'origine étrangère. Depuis 1991, les Européens mènent, eux, avec les USA et plusieurs pays arabes, des guerres dans le monde arabo-musulman contre les organisations islamistes qui cherchent à s'emparer du pouvoir. Ces organisations ont déclaré la guerre aux Occidentaux sur le terrain et au travers d'attentats terroristes dans les grandes métropoles, comme à New York en 2001, Madrid en 2004, Londres en 2005, Bombay en 2008 et Paris en janvier 2015. Leur capacité de séduction est entre autres alimentée par le ressentiment post-colonial, par l'immense divergence sur le statut des femmes et la modernité, et par l'invasion de l'Irak par les Occidentaux en 2003. En quinze années, l'Union européenne est donc passée d'un déficit de légitimité démocratique à une crise de défiance via une crise économique et sociale sans précédent depuis 1945. Cette défiance, elle se nourrit hélas de l'échec des politiques publiques européennes à la résoudre mais elle se nourrit aussi des inquiétudes des Européens vis-à -vis des défis extérieurs que sont l'attraction migratoire, le voisinage avec la Russie et le djihadisme. Le Parlement européen élu en mai 2014 reflète cette défiance puisqu'il comprend un cinquième de députés populistes ou eurosceptiques, tandis que les partis et courants historiquement pro-européens ont mis leur mouchoir européiste dans leur poche. Pourtant, même dans cette période difficile et incertaine, l'influence et le poids des Européens demeurent et se renforcent, surtout quand ils européanisent leurs actions et leurs politiques. On pourrait même dire qu'au XXIe siècle, cette européanisation des politiques publiques des Européens est la condition de la puissance des Européens dans le monde.