Bon, je disais donc que le paradoxe, c'est que des vérités apparemment contraires se retrouvent pour définir une même type de réalité. Et ce que je veux poursuivre, c'est en disant qu'il y a une complémentarité entre ces vérités contraires. Alors j'ai commencé à parler des paradoxes de la complexité et j'ai parlé du fait que, pour être autonomes, eh bien il faut que nous soyons dépendants de notre environnement, ne serait-ce que pour nous nourrir, mais dépendants aussi, si nous sommes des êtres humains, pas seulement de l'environnement naturel, mais de l'environnement culturel puisque c'est avec le langage, c'est avec mes connaissances que j'aurais acquises que je peux avoir une certaine autonomie d'esprit, et même du point de vue matériel, grâce à mon ordinateur portable, et je suis extrêmement autonome pour pouvoir écrire mes livres ou mes articles, mais il est certain que si mon ordinateur tombe en panne ou s'il ne peut pas être rechargé en électricité parce que je me trouve dans un désert je perds toute cette autonomie intellectuelle que me permet le couper-coller et cetera. Donc, si vous voulez, c'est assez intéressant de voir ce fait que l'autonomie, qui n'existait pas dans l'ancienne science qui était entièrement déterministe, peut être conçue aujourd'hui par un nouveau type de connaissances, et notamment par exemple par l'apport de la cybernétique. Comment? Eh bien vous savez que, en cybernétique, il y a ce qu'on appelle la rétroaction négative, c'est-à-dire le feedback négatif, c'est-à-dire un dispositif qui empêche la déviance de se développer dans un système stable. Je prends un exemple physique, cet exemple physique c'est, disons, une pièce chauffée par un radiateur, une chaudière, et bien ce que l'on peut dire, c'est que le thermostat lui-même va arrêter la chaudière quand la température voulue sera atteinte et la remettra en marche au changement. Vous avez donc une causalité en circuit, vous n'avez plus cette causalité. La cause crée un effet, vous avez l'effet qui rétroagit sur la cause et qui devient cause. Mais ça devient intéressant parce que grâce à ce système, vous avez l'autonomie thermique de la pièce. Plus il fait froid à l'extérieur, plus il va faire chaud à l'intérieur. Et de même dans notre corps, nous avons ce qu'on appelle l'homéostasie qui maintient par exemple une régularité de température autour du chiffre de 37 degrés centigrades. Vous avez donc tout un dispositif extrêmement intéressant, qui permet de comprendre l'autonomie, et qui permet donc même de développer l'autonomie avec toujours un développement de dépendance multiple. Mais vous avez cette relation tout à fait paradoxale entre la vie et la mort. Pourquoi? Bien entendu, on ne peut pas imaginer deux notions plus opposées, plus antagonistes que la vie et que la mort, incontestablement. Et pourtant, un grand penseur de l'Antiquité qui s'appelait Héraclite a eu cette formule mystérieuse : vivre de mort, mourir de vie. Mourir de vie ça se comprend très bien, parce qu'effectivement à force de vivre, on peut penser qu'il y a une usure et que donc il y a une dégradation que l'on constate avec le vieillissement mais, et puis c'est obéir au deuxième principe de la thermodynamique qui veut que, tout dans l'univers, tout en système organisé, finit par se désintégrer. Bon, mais vivre de mort, il y a un premier sens qui est un peu banal : nous nous nourrissons d'animaux ou de végétaux dont nous causons évidemment la mort pour nous nourrir. Mais le sens est beaucoup plus subtil que ça. Pourquoi? Parce que, en réalité, nos cellules, les milliards de cellules qui sont dans notre corps, ce sont des cellules qui à un moment donné se désintègrent pour faire place à des cellules jeunes. Autrement dit, la mort de nos cellules aide à nous rajeunir puisque des cellules jeunes vont les remplacer. Et même, on sait aujourd'hui que cette façon qu'elles ont de mourir est très bizarre : elles semblent se suicider d'elles-mêmes en recevant des signaux de ces cellules voisines. De toute façon, nous vivons de la mort de nos cellules, et dans le fond, en réalité vivre c'est rajeunir en vieillissant. Mais à force de rajeunir ça finit par être tuant, et là on arrive aussi à cette idée qu'on finit par mourir. Donc la vie et la mort sont opposées, mais en même temps on se rend compte qu'il y a un complément puisque nous luttons contre la mort. C'est Bichat qui a dit, qui a défini la vie comme l'ensemble des fonctions qui luttent contre la mort. Nous luttons contre la mort en intégrant la mort en nous pour pouvoir créer de nouvelles cellules et rajeunir. De même, quand nous voyons nos sociétés, quand nous voyons la vie, quand nous voyons l'univers, qu'est-ce qu'on remarque? On remarque, bien entendu, qu'il y a de l'ordre, qu'il y a ce qu'on appelle les lois de la nature. Nous contemplons le ciel, nous vous retrouvons les étoiles toutes aux mêmes points, et nous retrouvons les planètes qui font leurs cycles, apparemment immuables. Donc, nous sommes dans un monde ordonné mais du moins que l'on croit tel parce que ce que nous savons maintenant, aujourd'hui, c'est que l'univers se dilate et tend vers la dispersion, que évidemment, à des longueurs de millénaires ou de millions d'années, les étoiles s'éloignent les unes des autres. Nous savons que des étoiles naissent, que des étoiles meurent, que des étoile explosent, nous savons donc que cet univers est à la fois un mélange d'ordre et de désordre, et en même temps d'organisation parce que les étoiles sont des miracles d'organisation entre implosions et explosions. Mais de même dans la société, nous voyons de l'ordre, des lois, les gens obéissent à leurs indications quotidiennes, ils vont au travail à la même heure, bref, mais en même temps, puisque cet ordre, eh bien écoutez rien ne régit la circulation dans les rues, nous avons une grande liberté de mouvement, il y a des embouteillages et donc la société, disons, vit pas seulement avec de l'ordre, ce qui serait alors un monde entièrement totalitaire, mais avec un mélange d'ordre, de désordre, de jeu, de liberté, et tout ça fait partie de son organisation. Et donc nous avons maintenant le mot d'ordre et le mot désordre qui sont le contraire l'un de l'autre. On voit qu'ils sont associés. Ils sont associés dans le monde physique, il sont associés dans le monde biologique, il sont associés dans le monde humain, donc, voilà encore une complexité dans laquelle nous devons nous situer. Et prenez ce que c'est une société. Une société c'est en quelque sorte, elle a deux pôles. Les Allemands ont deux mots pour parler de ça. Ils disent d'un côté gemeischaft c'est-à-dire une communauté, et de l'autre côté gesellschaft, c'est-à-dire la société où règnent des rapports de concurrence, de conflit, de diversité et en réalité nos sociétés qui sont des nations elles ont les deux pôles. Bien entendu, en temps de paix normal, c'est surtout le pôle de la gesellschaft, c'est-à-dire des rapports de conflit, de rivalités, de concurrence, des rapports multiples, qui prédomine. Mais en même temps, quand nous sommes, la patrie est en danger, quand nous voyons un compatriote loin de chez nous, nous nous sentons en communauté. Et nous avons donc ces deux éléments ensemble dans toute société. Donc, c'est pour vous dire que le paradoxe est présent dans la complexité et c'est ça qui est difficile à faire entrer dans nos esprits.