[MUSIQUE] [MUSIQUE] On a dû me demander plusieurs centaines de fois ce qu'est la littérature mondiale. Des collègues, des étudiants, des amis me posent régulièrement cette question. Et vous vous l'êtes posée sans doute au cours de ce MOOC. Je réponds toujours à cette question avec plaisir, mais il me faut plus qu'une phrase pour développer mon point de vue. Plus que deux phrases, on dirait même souvent plus que trois. Bref, si mes interlocuteurs font preuve d'intérêt, de patience et peut-être surtout de politesse, il m'est possible de déplier toutes les facettes de cette question en apparence si simple : qu'est-ce que la littérature mondiale ? Il y a en effet plusieurs types de réponses, dont certains s'avèrent incomplets. Le premier consiste à faire la synthèse de ce qu'on a pu dire durant deux siècles sur la littérature mondiale. Mais on l'a vu dans ce MOOC, les définitions de la littérature mondiale divergent beaucoup les unes des autres. Elles évoluent, elles se complètent, elles se contredisent. Il n'existe pas de synthèse commode de ces débats. On pourrait dire bien sûr que la littérature mondiale est l'ensemble de ce qui a été écrit par l'humanité. Ce serait oublier pourtant que certains auteurs la définissent au contraire comme un point de vue sur la littérature, qui l'arrache aux frontières nationales. Pour eux, la littérature mondiale n'est pas un patrimoine culturel. On pourrait dire aussi que la littérature mondiale est un héritage précieux qui nous vient du passé, qu'on doit l'enseigner pour former des citoyens conscients de leur place dans le monde. Mais on oublierait que la littérature mondiale a souvent été associée à un dialogue entre écrivains vivants, chez Goethe déjà , voire comme une utopie à venir. Donc non, il n'existe pas de synthèse possible de ces débats. Un autre niveau de réponse consiste à défendre un point de vue particulier sur la littérature mondiale. On rappelle alors les thèses de David Damrosch, Franco Moretti, Pascale Casanova ou d'autres, c'est l'option la plus commune. Et quand on travaille sur des textes littéraires et non sur l'idée même de littérature mondiale, on n'a d'ailleurs pas le choix. Il faut un cadre conceptuel clair qui oriente les interprétations. Mais si c'est l'idée même de littérature mondiale qui nous intéresse comme dans ce MOOC, tel ou tel point de vue particulier n'épuise pas l'éventail des définitions. Pourquoi Damrosch et pas Moretti ? Pourquoi Moretti et pas Auerbach ? Pourquoi Auerbach et pas Goethe ? On est pris de vertige. Personnellement, ce vertige me convient et je le trouve très fécond. La littérature mondiale comme expression, comme notion, a une histoire longue de deux siècles environ et qui couvre le monde entier. Elle a été l'objet de définitions diverses dans des contextes sociopolitiques et esthétiques très variés. Suivre la circulation de cette expression sur tous les continents, c'est comprendre la façon dont les cultures littéraires locales ont réagi à l'interdépendance croissante des nations depuis le début du XIXe siècle, c'est-à -dire depuis les débuts de la mondialisation. Qualifions si vous le voulez cette perspective de "sémantique historique". Soit l'histoire des acceptions changeantes d'un même terme dans des sociétés interconnectées. L'historien allemand Reinhart Koselleck en a montré jadis l'exemple sur les mots "liberté", "bourgeoisie", ou "révolution", jusqu'à dessiner une histoire de l'Europe bien plus intégrée qu'on ne l'imaginait jusqu'alors. Les sens qui ont été donnés à l'expression "littérature mondiale", en Allemagne ou en Union soviétique, en Inde ou en France, témoignent pour leur part de la façon dont la mondialisation littéraire et culturelle s'est mise en place, consolidée, rétractée durant la période de la guerre froide par exemple, puis redéployée à partir des années 1990. Toutes ces définitions différentes nous disent quelque chose de la modernité, d'abord. Voire des modernités multiples qu'ont traversées les sociétés du monder entier. Du capitalisme, ensuite, ou de sa critique, et enfin de la littérature elle-même. Auerbach avait raison. La littérature mondiale est un "Ansatzpunkt", un point d'entrée dans la culture cosmopolite de la mondialisation. L'histoire de la notion fournit des repères pour déchiffrer le monde contemporain. La nation et la mondialisation, le dialogue ou l'ignorance, la guerre, le commerce et la culture, l'éducation du citoyen dans des sociétés multiculturelles, tout cela a déjà été pensé depuis la littérature mondiale. Définir la littérature mondiale, oui, mais à partir de ses tensions internes. La littérature mondiale n'est rien d'autre que l'ensemble des dilemmes auxquels fait face quiconque s'interroge sur la vie des œuvres en dehors de leur langue et de leur culture. Ces dilemmes portent sur la langue dans laquelle on accède aux œuvres. A-t-on le droit de lire en traduction ou non ? Sur l'articulation de l'appartenance nationale et du destin parfois universel des œuvres. Sur les finalités d'une éducation par la littérature mondiale, ou sur la manière de choisir ce qu'on peut lire de la littérature mondiale, au cours d'une vie. Ce sont ces dilemnes que nous allons aborder maintenant. Nous conclurons ainsi ce MOOC en dessinant quelques-unes des lignes de force qui s'en sont dégagées. Mais avant, laissez-moi ajouter une chose. Le vertige dont je parlais il y a un instant, ce vertige face à toutes les définitions existantes de la littérature mondiale, ne devient fécond que lorsqu'il cesse d'être menaçant. Un tel vertige peut sans doute être assimilé à une perte de repères angoissante. Alors, la littérature mondiale ne veut plus rien dire ? Elle n'est qu'une somme déroutante de points de vue contradictoires. Mais ce vertige à l'inverse peut aussi nous rappeler de façon positive que l'humanité est multiple. Et si la définition de la littérature mondiale est volatile, c'est parce que d'innombrables intellectuels et écrivains l'ont pensée et repensée depuis les contextes où ils vivaient. S'il n'y a donc pas de définition simple, commode, ultime, de la littérature mondiale, je crois qu'une conviction profonde rassemble néanmoins tous ceux, ou presque, qui en ont dit quelque chose un jour. Cette conviction, j'aimerais la formuler ainsi : les échanges littéraires et culturels, en faits et en droits, précèdent toujours les frontières politiques. Et si l'on donne la priorité aux échanges plutôt qu'aux frontières, alors le monde entier s'en porte mieux. [MUSIQUE]